Roselyne Bouvier est historienne d'art, spécialiste de l'œuvre de Majorelle et d'art contemporain. Elle enseigne à L'ÉSAÉ, École Supérieure d'Art d'Épinal, École de l'Image et, depuis plusieurs années, est chargée des cycles de conférences sur l'art contemporain pour le FRAC Lorraine.

Roselyne Bouvier (contact)
Commentaires sur des propos échangés
avec Alain Simon, Nancy-Epinal 2003-2004

Le lieu


Le dessin est d’abord un exercice de grande liberté.
A la source de l’idée, dans l’espace où la création se nourrit de décisions et de démonstrations, mais aussi d’hésitations et d’incertitudes, le dessin couvre un champ considérable. Il est un tout. Il ne doit rien qu’à lui-même, il définit son lieu. Appréhender la page blanche, définir un point de départ, aller là ou aller voir ailleurs, c’est entrer en piste, suivre la piste, revenir en arrière parfois, bref se prendre au jeu, définir son propre campement sur le lieu de la page.
Tracer, dessiner, c’est aussi délimiter une action, suggérer un état d’esprit, les faire respirer dans l’espace de la feuille, les faire devenir images. L’espace devient alors un contenant sans limites.

Le temps

Le dessin est comme un instant saisi.
Suivant le rythme biologique de la semaine, chaque dessin du jour occupe vingt-quatre heures. Une journée sans idée, donc sans dessin, est une journée morte. Ce n’est pas le rôle du dessin qui est remis en cause, il n’est fait d’aucune temporalité particulière, il apparaît simplement en amont de tout, de la 1ère idée, de la 1ère parole, du 1er geste. Et s’il s’inscrit dans le temps chronologique, c’est pour élaborer une vraie stratégie : comment occuper le terrain ?
La prise en compte de l’évolution du travail couvre la semaine, un temps qui permet à l’idée d’évoluer, de se transformer, de se préciser, mais aussi de changer voire de déraper. Autrement dit, donner le temps au dessin de trouver sa forme et sa place. Le rapport au temps apparaît comme une nécessité à laquelle nulle dérogation n’est envisagée. Plus qu’une contrainte, il autorise l’évolution d’un travail plastique qui repose avant tout sur le plaisir du faire. Le temps n’est jamais subi, il est au contraire offert à l’artiste comme un potentiel des différents possibles : profiter du temps gagné, se déplacer dans le temps, achever à temps, prendre le temps de…

L'idée

Le dessin s’impose pour rendre visible la pensée, pour formuler un projet, pour donner corps à un sentiment, une sensation, un souvenir.
Dessiner, esquisser, c’est jeter hors, faire un 1er jet. Dans la conception classique, le 1er dessin devait être suivi d’un second, puis d’un 3ème « en progrès ». Ici, c’est tout le contraire : l’idée du jour devient la trace inscrite sur la feuille dans ce qu’elle a de mobile, de fragile, de fugace. Suggestion plutôt qu’affirmation. Pas de certitudes, seulement des possibilités, des éventualités. Il ne s’agit pas de repenser ou de refaire le monde, mais simplement de le traduire dans ses aspects les plus simples, les plus insignifiants : regarder la pluie tomber, dessiner pour rien, s’entourer d’amis. L’idée comme point de départ permet de l’épaisseur au travail plastique qui ne peut et ne doit en aucun cas se nourrir de lui-même. L’idée offre au dessin la possibilité de s’ouvrir sur le monde extérieur.

Le mot

Associé au dessin, le mot excite l’imaginaire, augmente la portée de l’œuvre et l’entraîne à l’exercice de toutes sortes d’investigations mentales.
L’action peut précéder l’idée et le dessin permettre d’anticiper sur la pensée. Peu importe les moyens. Mais le titre implique l’action et instaure un rapport inversé de ce que l’on pourrait imaginer. Entre le mot et l’image s’installe un va et vient, une sorte de dialogue qui engendre une dynamique constitutive du matériau visuel. En ce sens, et souvent après avoir pratiqué bon nombre de détours, de subterfuges, le dessin permet d’avoir le mot de la fin. Ces dispositifs d’images et de textes s’attachent à nous faire perdre nos habitudes de lecture et de compréhension : influer sur le cours des choses, retourner la situation, inverser les indications.
Le mot permet aussi la citation, la référence, la filiation, l’appropriation :
de Basquiat à Buraglio
de Cranach à Cragg
de Dürer à Dewi
de Fleischer à Flanagan
de la Gueuze Lambic à Geronimo
etc…

 

Le doute

Le dessin est le contraire d’une certitude.
D’une certaine façon, il ne veut rien dire, il n’est pas là pour communiquer un message, encore moins pour illustrer un sens, simplement il montre, il manifeste, il désigne, sans rien affirmer. Dessiner est envisager une idée, lui faire prendre visage, et plusieurs réponses sont possibles. Au départ, mû par ma curiosité, l’artiste trace des éléments ordinaires sur le papier. La mise à plat révèle et introduit le doute en offrant d’autres préoccupations. Le support agit-il ou pas ? Faut-il renforcer ou détourner le dessin ?
Le dessin lui apparaît comme un espace court, une curiosité qui peut bloquer ou pas le développement : hésiter (pour la forme), revoir (le dessin), dériver (entre deux eaux).
La question reste posée : l’œuvre naît-elle dans la pensée, sur le papier ou dans l’espace ?

L'atelier

Le dessin naît seulement et forcément dans l’atelier.
Un lieur traditionnel où tout s’élabore, un lieu respecté que l’artiste prend en compte et où s’enregistre son travail. Peu importe le panorama descriptif de ce lieu, souvent encombré, c’est bien l’espace géographique situé au cœur de sa propre maison d’habitation qui compte. Il s’agit pour lui d’une perception mentale qui lie son rapport à l’atelier à sa définition de l’habitat. La maison, presqu’entièrement reconstruite de ses propres mains, lui a permis d’y poser ses repères, de la marquer de son empreinte, de l’inscrire en lui. Faisant sienne l’idée de G.Bachelard (Poétique de l’espace), maison et atelier sont des images de l’intimité et composent son univers de références, de sensations et d’émotions.
Le soir, après le travail, ou au retour de vacances, il rentre à la maison, pose ses valises chargées de souvenirs, retrouve ses marques et reprend l’ouvrage. Loin d’un labeur forcé, c’est le temps de joyeuses retrouvailles, un moment fort : habiter l’espace, faire sont trou, caresser le mur, retrouver la nécessité du jour.

 

Les règles du jeu

Il y eut le 1er jour, ce fut un jeudi d’avril 1997.
L’idée était de considérer le dessin comme expérience d‘un support : travailler sur un espace symbolique, celui de la feuille (toujours les mêmes dimensions 170 mm x 240 mm) et s’appuyer sur un temps réel, le jour, la semaine. Le point de départ fut un réflexe de curiosité sur une pratique plasticienne du travail : que faire quand on n’a pas le temps, quand on est fatigué, quand il fait beau, quand on est absent ? Puis il fallut trouver un mode de fonctionnement, des règles de jeu qui progressivement vont se mettre en place. Tous les lundis, c’est le démarrage d’un nouveau dessin, mais son efficacité, sa lisibilité ne peut s’appréhender que dans le contexte général. Le mardi, l’artiste précise le point de départ, puis le confirme. Le questionnement sur le sens du travail est lié à la journée du jeudi, il induit la direction. Le redémarrage ou le changement, tant sur le plan des moyens que des idées, se fait le vendredi : rebondir sur le sens, réfléchir au sens des choses, et débouche sur le samedi. Dimanche, c’est la conclusion. Le rôle du dessin n’est pas remis en question, il est lié à une perception de la vie, suggère un état d’esprit, une humeur et s’inscrit dans le jour. Il ne peut donc être envisagé en dehors du réseau Internet.
Il y eut un 2ème jour, le 16 décembre 2002, le dessin entre en ligne : ouvrir une page au hasard.

Roselyne Bouvier
Commentaires sur des propos échangés
avec Alain Simon, Nancy-Epinal 2003-2004